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L’univers des médias canadiens
L’univers des médias canadiens, et encore plus celui des médias québécois, est vulnérable aux pressions émanant des grands acteurs clés américains. Pour avoir des médias viables et différents des médias américains, il faut des règles assurant la présence canadienne dans les espaces de communication. La négligence à faire évoluer et appliquer les réglementations explique en partie la crise que vivent les médias.
À différentes époques, les lois ont imposé des exigences afin d’assurer un réinvestissement dans la production d’émissions canadiennes d’une partie des revenus tirés de la diffusion ou de la distribution de contenus médiatiques. Malheureusement, lors de l’avènement d’Internet, on a négligé d’adapter ces règles aux nouveaux contextes.
Dès le début du XXe siècle, devant la déferlante des stations américaines qui, captées de ce côté-ci de la frontière, accaparaient l’écoute et la publicité, le gouvernement fédéral a créé Radio-Canada. Dans les années 1960, alors que la télévision connaissait son âge d’or, la législation a été modifiée afin de permettre à des entreprises privées canadiennes de diffuser des émissions achetées aux États-Unis, mais à la condition de produire et de diffuser des émissions à contenu canadien. Lorsque, dans les années 1970-1980, la câblodistribution est devenue le mode dominant de consommation de la télévision, les autorités ont obligé à la canadianisation des réseaux câblés, à l’époque largement possédés par des capitaux étrangers. On a aussi imposé qu’une portion des revenus tirés des abonnements au câble soit réinvestie dans les productions canadiennes.
Avec l’avènement d’Internet et les mutations que cela imposait dans les modèles d’affaires, les autorités auraient dû prioriser la mise à niveau des cadres réglementaires afin d’assurer à long terme la capacité de produire et d’écouter des émissions émanant de la créativité canadienne. Plutôt que d’anticiper ce que plusieurs observateurs prévoyaient, à savoir le basculement sur Internet de la majeure partie de la consommation d’images, de nouvelles et de musique, les autorités canadiennes ont gobé le mythe d’un Internet où les contenus canadiens trouveraient magiquement leur place.
Déplacement des revenus publicitaires
L’avènement des réseaux sociaux et des autres plateformes en ligne a engendré un déplacement radical des capacités de valoriser l’attention des individus. En quelques années, nous sommes passés d’un environnement où les médias de masse dominaient le marché de la publicité à un environnement où règnent les plateformes en ligne grâce à leurs capacités de capter et d’analyser les masses de données produites par tous ceux qui sont connectés. Désormais, le marché publicitaire repose principalement sur le ciblage des individus en fonction de leurs intérêts. Les plateformes en ligne sont en position de leur proposer des publicités adaptées à ce que révèlent l’observation et le calcul de leur attention.
Le lien entre la capacité des médias de constituer des auditoires de masse en confectionnant des grilles horaires et des contenus d’information développés selon des méthodes professionnelles de validation et la capacité de capter des revenus publicitaires s’est rompu. Il est possible pour les plateformes en ligne de valoriser l’attention simplement en ouvrant leurs espaces à quiconque souhaite attirer l’attention. D’où la fragilisation des capacités de rendre compte des questions d’intérêt public selon des processus journalistiques transparents et rigoureux.
Plutôt que de se donner les moyens de comprendre ces mutations et d’agir en conséquence, les autorités canadiennes se sont bornées à constater les transferts d’écoute et de publicité vers les plateformes en ligne. Éblouies par les perspectives d’un environnement connecté ouvert, sans frontières et supposément impossible à réglementer, elles ont trop longtemps omis d’établir les voies et les moyens innovateurs de mettre les lois à niveau.
En effet, face aux changements engendrés par Internet, le défi n’est pas de tenter d’appliquer à ces environnements les lois conçues pour les diffusions sur papier, par ondes ou par câble. Il s’agit plutôt de concevoir des cadres réglementaires innovateurs. Dans la lignée de ce qui distingue la réglementation canadienne, il faut des mesures assurant le réinvestissement dans la production de contenus canadiens d’une partie des ressources que les Canadiens consacrent à leur consommation médiatique directement (par leurs abonnements) ou indirectement en étant ciblés par les publicités personnalisées.
La crise actuelle
La crise actuelle est le résultat des politiques de laisser-faire que les gouvernements et le CRTC ont pratiquées depuis plus de vingt ans. C’est l’échec de ceux qui n’ont que des slogans libertariens à proposer pour remédier aux déconvenues de notre univers médiatique. Si on continue à les écouter, la crise ne fera que s’amplifier.
Professeur, Pierre Trudel enseigne le droit des médias et des technologies de l’information à l’Université de Montréal.
Compléments d’information sur les entités nommées
Radio-Canada : créée par le gouvernement fédéral du Canada pour contrer l’influence des stations de radio américaines sur le territoire canadien.
CRTC (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes) : organisme de réglementation qui supervises les médias et les télécommunications au Canada.