Sommaire :
Les agressions sexuelles dans l’Église
Parfois, la voix d’Anne s’étrangle quand elle raconte « les mains sur les seins » et « les baisers avec la langue ». Pas une histoire d’amour : elle évoque les agressions sexuelles subies de la part du supérieur d’une communauté religieuse à laquelle cette sexagénaire appartenait dans les années 1980. Deux après le rapport de la Ciase, qui a révélé l’ampleur des abus sexuels commis dans l’Église depuis les années 1950, Anne est l’une des témoins de l’ouvrage « Aux sévices de l’église » (Éd. Récamier, 256 p., 20 euros), état des lieux sur le sujet écrit par le journaliste Jean-François Laville, qui sort ce jeudi 26 octobre. Une quinzaine de victimes témoignent et ont en commun d’être presque toutes des religieuses.
« Je suis tombée enceinte »
« J’avais vingt ans et plus de père quand je suis allé réviser mes examens de médecine chez les Jésuites. Un prêtre de 58 ans, sentant la faille, a endossé la figure masculine qu’il me manquait. Nous avons couché ensemble et je suis tombée enceinte », raconte aujourd’hui Anne. L’évêque d’alors lui demande d’avorter, ce qu’elle fait. Après un passage dans la communauté Saint-Jean — dirigée par les tristement célèbres frères Philippe, accusés de multiples abus sexuels — où elle est baptisée, Anne intègre une autre institution de la capitale, les Fraternités monastiques de Jérusalem.
« Là-bas, j’ai raconté à un frère ce qu’il m’était arrivé avec le Jésuite. Il m’a répondu : Avec moi, jamais ! » Las : peu de temps après, souvent dans le confessionnal, l’homme laisse aller ses mains sur le corps d’Anne, sur ses seins. « Il m’embrassait avec la langue », complète-t-elle. En adoptant la position d’un père, l’agresseur piège la jeune femme, qu’il forcera à devenir religieuse. Hébergée dans une cellule, elle ne perçoit que quelques centaines de francs par mois (quelques quinzaines d’euros), ne bénéficie d’aucune couverture sociale. « Je n’avais nulle part où aller, je ne connaissais rien d’autre du monde que cette communauté », raconte-t-elle aujourd’hui.
« Je devais être obéissante, sinon, tout allait mal »
Elle garde l’habit pendant cinq ans, au cours desquels elle essuie des élans d’amour et des coups de sang du supérieur qui l’a embrigadée. « Je devais être obéissante, sinon, tout allait mal », confie Anne. Puis, un jour, un autre frère comprend le drame et l’exfiltre de la communauté, en 1987. « Une connaissance m’a prêté une chambre. Je ne savais plus rien faire, pas même allumer la TV. Ils m’avaient coupée de tout », poursuit l’ex-nonne.
Au fil des ans, elle se construit une nouvelle vie, devient orthophoniste, mais subit les affres du traumatisme. « J’ai fait dépression sur dépression. Avec les hommes, c’était compliqué. Je craignais qu’à nouveau, on me force à être obéissante », explique Anne. Aujourd’hui, elle vit d’une minuscule retraite — la communauté l’a privée de 21 trimestres de cotisations — dans un logement social. Surtout, elle n’a compris l’ampleur de ses agressions qu’en rencontrant Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) : « C’est lui qui a mis un terme sur ce que j’ai subi : abus spirituel, psychologique, et sexuel ! »
« Je n’ai pas de preuve… Juste ma parole »
Reste que la sexagénaire a désormais toutes les peines du monde à obtenir une indemnisation financière. « Pour les abus commis par des religieux et pas des prêtres, c’est la communauté concernée qui, sur demande de la Commission reconnaissance et réparation (CRR), valide le versement », éclaire Jean-François Laville. Mais l’institution visée par Anne considère qu’il n’y a pas eu d’abus sexuel. « Je n’ai pas de preuve… Juste ma parole », soupire-t-elle.
Pour Jean-François Laville, ce cas résume l’ampleur de la tâche qu’il reste à accomplir dans l’Église. « On dirait qu’il y a un discours de façade quand on voit qu’une victime peine à faire reconnaître son préjudice, estime le journaliste. Surtout s’agissant des bonnes sœurs : elles étaient majeures lors des faits, partie intégrante de l’Église… on les oublie ou elles n’osent pas parler. Elles sont l’angle mort de la crise des abus sexuels. »