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Un paysage médiatique en crise
Les récentes campagnes des élections européennes et législatives ont vu les réseaux sociaux se transformer en arènes de conflits, marquées par des invectives, punchlines, montages déshonorants et fake news. Bien que les législateurs cherchent à contrôler et assainir ces espaces numériques, la situation reste préoccupante, comme le souligne Dominique Boullier, sociologue et expert des usages du numérique et des technologies cognitives.
Rôle du DSA
L’Europe, grâce au Digital Services Act (DSA), a contraint les grandes plateformes à améliorer la modération de leurs contenus et à être plus transparentes dans leurs choix algorithmiques. Toutefois, Boullier estime que ces efforts restent insuffisants dans le contexte actuel, où l’intelligence artificielle générative intensifie la circulation des messages et médias.
Dominique Boullier
Dominique Boullier, auteur de Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales (Armand Colin, 2023) et professeur à Sciences Po, propose une refonte radicale de l’architecture des réseaux sociaux pour réduire la viralité des contenus.
La viralité dans le débat démocratique
Le cas Jordan Bardella
Lors des élections, Jordan Bardella du Rassemblement National a accru sa popularité en ligne grâce à des vidéos anodines. Selon Boullier, ce type de contenu nuit au débat démocratique en favorisant la popularité instantanée plutôt que l’échange d’idées.
TikTok, imité par Instagram et YouTube Shorts, favorise ce genre de pratique en proposant des contenus selon les habitudes de visionnage des utilisateurs plutôt que celles de leur réseau social, poussant ainsi à une uniformité des contenus.
Monétisation et viralité
Boullier explique que l’apparition de la monétisation autour de 2008-2009 sur des plateformes comme YouTube, Facebook et Twitter a changé la donne. Le besoin de capter l’attention a mené à des pratiques opaques de gestion des algorithmes. L’affaire Cambridge Analytica a mis en lumière les manipulations possibles, ancrant encore plus la viralité comme norme.
Même les médias traditionnels se sont adaptés à cette quête de viralité, rendant les échanges en ligne toujours plus chaotiques et éloignés de la rigueur scientifique.
Urgence de la situation
Avec l’IA générative, le nombre de contenus synthétiques ou fake va augmenter, compliquant encore la modération. Boullier avertit que cela ne menace pas seulement le débat public mais aussi les connaissances établies.
Les régulations actuelles
Efforts et lacunes
Bien que le Digital Markets Act (DMA) traite des abus de position dominante et que d’autres régulations imposent une modération des contenus, la notion de viralité reste ignorée. Boullier critique le « matraquage » constant des utilisateurs, y compris avec de fausses informations.
Le problème des fake news
Chasser les fausses informations est nécessaire mais insuffisant. Le vrai problème réside dans leur accélération par des mécanismes de viralité. Boullier prône une distinction claire entre liberté d’expression (free speech) et libre diffusion (free reach).
Propositions de réformes
Changer l’infrastructure numérique
Boullier suggère d’obliger les plateformes à rendre la mesure d’audience indépendante, de limiter la durée des connexions et d’interdire le défilement infini pour repenser l’architecture des réseaux sociaux. Ce sont des mesures radicales qui touchent au modèle économique des plateformes.
Modèle économique et transparence
Les marques finançant les plateformes doivent comprendre qu’elles sont parfois placées sous des contenus contradictoires à leurs valeurs. Une régulation plus transparente, semblable à celle de Médiamétrie en France, est nécessaire pour établir une véritable indépendance des mesures d’audience.
Preuves de la nocivité de la viralité
Accès aux données pour les chercheurs
Les chercheurs manquent d’accès aux données des grandes plateformes pour fournir des études solides. Néanmoins, les réseaux savent déjà que la viralité extrême nuit à la santé mentale, comme en témoignent les Facebook Files.
Premiers pas des plateformes
Certaines plateformes, comme X (anciennement Twitter) et Meta, commencent timidement à introduire des mesures pour ralentir la viralité, telles que la suppression des vanity metrics ou l’ajout de frictions dans l’expérience utilisateur.
Vers une autorégulation
Boullier propose de considérer la propagation des contenus en ligne comme celle des virus, en adoptant des gestes barrières pour casser les chaînes de contagion. Analyser le processus de viralité avec des critères tels que le « score de nouveauté » peut aider à comprendre pourquoi certains contenus se propagent plus rapidement.
Réseaux sociaux assainis
Un réseau social assaini limiterait le nombre de contacts à 150, permettant de recréer des liens d’affiliation entre proches et facilitant l’autorégulation. Ce modèle se concentre sur la qualité des échanges plutôt que sur la quantité, réintroduisant des moments de publication et de débat.