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Qu’est-ce qui pousse de plus en plus de jeunes à passer les portes des salles de musculation ?
Guillaume Vallet, sociologue, économiste et auteur de La Fabrique du Muscle, revient sur les racines de cet engouement, sous-tendu selon lui par une logique marchande.
Observez-vous une évolution dans la pratique de la musculation ?
« On assiste à une américanisation de la pratique au sens où la salle est devenue un lieu incontournable où il faut aller pour se faire voir, montrer qu’on fait du sport et que ça se voit. Le bon corps recherché et mis en avant est en résonance avec le corps repoussoir, qu’on n’a pas envie d’avoir, qui fait peur : le corps de l’obèse. Avant les années 1990, ce qui fédérait le sport, c’était les mouvements associatifs, qui reposent sur des collectifs, des valeurs, sur l’idée de dépasser la logique individualisée de rapport au sport. Aujourd’hui, il y a des personnes qui se retrouvent à la salle pour faire du sport seules face à leurs machines. Il y a moins cet aspect communautaire. On est dans une logique marchande. »
Une « logique marchande », c’est-à-dire ?
« On observe une évolution vers une logique de performance, d’individualisation, de comparaison. La grande tendance, c’est l’imprégnation néolibérale de ses principes : il faut faire mieux, il faut toujours plus, c’est à toi de te responsabiliser, c’est toi qui as les clefs et, si tu échoues, c’est de ta faute, pas celle des autres, pas celle du système. »
Il y a des risques à trop suivre les conseils des influenceurs, qui centralisent pourtant ces communautés que vous évoquez ?
« Tout le monde ne réussit pas dans le monde du capitalisme, qui consacre la domination de certains par rapport à d’autres. Certains vont devenir des grands influenceurs, d’autres vont être condamnés à échouer. Ensuite, oui, il y a des dérives. Cette logique du « toujours plus » motive et donne envie de s’inscrire dans une logique de projet. Mais on ne peut pas avoir du jour au lendemain le corps de Schwarzenegger. Et ça, ça crée beaucoup de frustrations. Il y a une opposition entre les désirs immédiats, illimités et éphémères, et la production du corps qui prend énormément de temps, qui repose sur une vie de religieux. Quand on veut combler l’écart, c’est là qu’on va tomber dans les excès : surentraînement, dopage, isolement. »
Le virilisme occupe-t-il toujours une place importante dans la musculation ?
« Ce sport s’est construit autour de ça, donc on a du mal à quitter cet ADN. C’est encore un univers dans lequel on va hiérarchiser les hommes à travers la taille et la forme des muscles, à travers la capacité de réaliser un projet qu’on aurait entrepris. L’idée est de se mesurer à d’autres, d’exprimer un comportement dominant et que ce comportement dominant s’incarne dans le corps. Mais ça a évolué : dans les années 1990, en France, les salles étaient quasi exclusivement masculines. Aujourd’hui ce n’est plus le cas mais on peut par contre retrouver des divisions genrées de l’espace avec beaucoup plus de femmes qui restent confinées dans les endroits où l’on travaille le bas du corps. A l’inverse, l’utilisation des haltères et des bancs de développé couché, qui sont souvent au cœur de la salle, restent un monde principalement masculin. C’est ce que j’appelle le big men land. C’est là où les hommes sont, se regardent, se mesurent à travers les poids et les regards. »
C’est facile pour un pratiquant de musculation de « raccrocher les gants » ?
« Si le corps est l’unique source de valorisation, quand tout ça disparaît, certaines personnes peuvent aller très mal car elles ont l’impression que leur corps était tout dans leur vie. Certains jeunes peuvent aussi le compenser par des évolutions de la vie qui vont leur donner d’autres sources de valorisation. La famille est la principale sphère qui régule, plus que l’emploi, les diplômes, la religion. Parfois, tout est lié. »
Existe-t-il une sociabilité propre à la salle de sport ?
« Oui bien sûr. Il y a des personnes qui sont contentes de se retrouver à la salle. Ça dépend aussi de quelle salle on parle. Je pense que le bodybuilding, la musculation, est plus individualiste, c’est le sport qui veut ça. Le crossfit l’est beaucoup moins. Le street workout ne l’est pas du tout. Il faudrait après essayer de travailler sur le long terme. Voir où s’arrête cette sociabilité. Dire qu’on est content d’aller à la salle pour voir ses potes pendant une heure, c’est une chose. Mais est-ce qu’on les revoit dehors ? Est-ce qu’on a une vie, une socialisation en dehors de ça ? Ce n’est pas certain. »
La musculation a-t-elle une utilité autre qu’esthétique ?
« La musculation est un sport qui permet de démontrer que vous avez accompli quelque chose, que vous vous êtes inscrit dans une logique de projet. Que vous avez entrepris quelque chose et que vous avez réussi. C’est très recherché aujourd’hui. On va montrer à l’employeur qu’on a des capacités de résistance, de travail, d’organisation. C’est ça qui est incarné dans notre imaginaire autour du corps. »
Guillaume Vallet, sociologue et économiste, auteur de La Fabrique du Muscle , 2022, éd. L’Échappée