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Diane Foley, la « Mère américaine » du récit choc de Colum McCann
Une force et une énergie tristes
Ce qui frappe, en premier lieu, c’est sa force : la lumière qui se dégage de ses yeux noirs, une énergie triste, ce sourire immense et bienveillant, ce corps en action qui semble faire fi du temps qui passe. Diane Foley, 75 ans, a le geste chaleureux et le prénom facile. Elle est la « mère américaine » du récit choc de Colum McCann (« American Mother », éd. Belfond). La mère de James Foley, ce journaliste indépendant enlevé en Syrie le 22 novembre 2012, torturé pendant près de deux ans puis décapité face caméra par les djihadistes de l’État islamique. Des images insoutenables d’un homme à genoux en combinaison orange qui feront le tour du monde.
La rencontre entre Diane Foley et Alexanda Kotey
Diane Foley, c’est aussi « une mère pour chacun d’entre nous », à en croire Alexanda Kotey, l’un des assassins de son fils, citoyen britannique converti à l’islam, membre des « Beatles », comme les ont surnommés leurs otages, en raison de leur fort accent cockney et de leur propension à les battre comme plâtre (« beat », pour frapper). Le livre s’ouvre justement sur la rencontre entre ces deux personnages : Diane Foley et Alexanda Kotey. L’une est libre, l’autre pas. Un face-à-face un peu fou, porté par la foi, qui nous interroge profondément.
L’interview avec Diane Foley
Pourquoi le livre à quatre mains avec Colum McCann ?
ELLE. Pourquoi avoir accepté le principe de ce livre à quatre mains ?
Diane Foley. Cela faisait longtemps que je voulais raconter l’histoire de Jim, éveiller les consciences, comme je l’ai fait, dans un premier temps, en créant la James W. Foley Legacy Foundation, en informant les familles d’otages, en travaillant avec les écoles de journalisme… mais je ne suis pas écrivain ! Il y avait cette photo de Jim en train de lire un livre de Colum McCann qui circulait sur les réseaux sociaux. Un jour, Colum m’a envoyé un mail, puis il est venu nous voir à la maison. Au même moment, l’un des djihadistes britanniques qui avait tué mon fils était extradé vers les États-Unis pour son procès. Il avait choisi de plaider coupable et, dans le cadre d’un accord, avait accepté de parler avec les familles des victimes. Je savais que mon fils aurait voulu que je lui parle, il aurait voulu que je n’aie pas peur et que j’écoute ce qu’il avait à dire. Et puis je voulais qu’il me parle de Jim, aussi, les otages ont été très objectivés par les images qui ont circulé sur le Net. Aucun membre de ma famille n’a voulu m’accompagner, Colum a dit : « Moi, j’y vais ! » C’est là que je me suis décidée à lui confier cette histoire.
Une confrontation pour la guérison
ELLE. Qu’attendiez-vous de cette confrontation avec celui que vous appelez par son prénom, Alexanda ? Des excuses ? Des détails sur les derniers jours de Jim ? Comprendre ?
D.F. Une guérison. Pour lui, pour moi. Je voulais qu’il comprenne qui était Jim et qui nous étions, nous autres, Américains. Lui avait besoin de se justifier auprès de moi. Alexanda a été en prison pendant deux ans avant d’être extradé, ce qui, pensais-je, lui avait donné un peu de recul sur la propagande djihadiste et le lavage de cerveau dont il avait été l’objet. Il nous a surpris, Colum et moi : c’est un jeune homme plutôt intelligent, littéraire…
Parfois, c’est à nous, les mères, d’écouter, d’aimer, même quand cela semble impossible
ELLE. N’importe qui aurait été submergé par la colère et la haine, pas vous ?
D.F. C’est bizarre, mais après la mort de Jim, j’ai surtout été très en colère contre notre gouvernement. Alexanda semblait davantage victime des circonstances. Il m’a rappelé ces jeunes délinquants avec qui Jim travaillait dans sa jeunesse, lorsqu’il était éducateur. Alexanda avait perdu son père jeune, il n’avait pas d’argent. Par ailleurs, j’ai la chance de croire profondément en la bonté des gens, Dieu m’a donné cette grâce.
La foi et les enfants
ELLE. Vous êtes même touchée par la photo de ses trois filles. C’est la mère américaine qui parle en vous ?
D.F. J’aime les enfants, c’est pour ça que j’en ai eu cinq ! Jim savait écouter, c’était un don, un talent, il était curieux des autres. J’ai tenté de faire de même avec Alexanda. Dans cette histoire tragique, on a tout perdu : lui ne reverra plus jamais sa famille, ses filles, son pays, puisqu’il a été condamné à perpétuité. Et nous ne reverrons plus Jim. Voilà où mène la haine. Parfois, c’est à nous, les mères, d’écouter, d’aimer, même quand cela semble impossible.
Le parcours de Jim Foley
ELLE. Vous faites un très beau portait de Jim : sa curiosité, son altruisme, son courage moral et physique. Il avait déjà été kidnappé une première fois en Libye, en avril 2011. Avez-vous tenté de le convaincre de ne pas partir pour la Syrie après sa libération ou était-il inarrêtable ?
D.F. Les deux. Il voulait dire au monde ce qu’il se passait en Syrie, ce que subissaient les populations civiles, mais c’était un journalisme incroyablement dangereux. Jim voulait être le témoin de l’Histoire, il risquait sa liberté pour celle des autres.
La foi et la détention de Jim
ELLE. Était-il très croyant ? On comprend qu’il s’est converti à l’islam durant sa détention…
D.F. Il avait la foi, comme moi, mais il n’était pas religieux, et je ne suis pas sûre qu’il se soit converti. Il croyait en un dieu unique. Mais je suis certaine que prier l’a beaucoup aidé.
Jim était là où il pouvait être à son meilleur
ELLE. Votre foi occupe une place prépondérante dans le livre et dans votre vie. Vous est-il arrivé de perdre la foi pendant cette épreuve ?
D.F. Oui, bien sûr. Pendant près de deux ans, j’ai prié pour que Jim soit fort et qu’il soit libéré. Son assassinat, le 18 août 2014, a été un anéantissement. Je me suis demandé comment Dieu avait pu répondre ainsi à mes prières. Mais je me suis vite rendue à l’idée qu’il savait mieux que moi, que c’était peut-être la seule manière dont Jim pouvait être libéré : la mort. Ce n’est pas facile à accepter… Depuis, j’ai rencontré des familles qui ont tellement souffert de savoir ceux qu’elles chérissent détenus depuis parfois dix ou quinze ans. Jim est libre, et il est vivant à travers mon travail. Il me met au défi, vous n’avez pas idée ! Je dois être à la hauteur de sa bonté. Grâce au film qui a été réalisé sur lui [« Jim, l’histoire de James Foley », de Brian Oakes, ndlr] et aux témoignages d’autres otages rescapés, des Français notamment, j’en sais un peu plus sur ces terribles années. Ça a été une leçon : Jim était là où il pouvait être à son meilleur. C’est comme s’il me disait : « À ton tour, maintenant. » Et puis, j’ai rencontré tellement de gens merveilleux en chemin, nous avons décidé de créer cette fondation pour venir en aide aux autres familles d’otages, c’est ce que Jim aurait voulu.
La politique américaine et le combat de Diane Foley
L’inertie du gouvernement Obama
ELLE. Ce livre a une forte charge politique : vous dénoncez l’inertie du gouvernement Obama, une bande de « bras cassés » qui non seulement refuse de payer toute caution, car c’est la politique américaine en cas de prise d’otage à l’étranger, mais vous menace.
D.F. Avant la mort de Jim, il n’y avait aucune politique concernant les otages à l’étranger, pas même un bureau ! La ligne directrice était la suivante : si on paie les terroristes, ça encourage le terrorisme. L’expérience montre que si l’on n’interagit pas un minimum avec les terroristes, les gens meurent. Obama a abandonné les otages américains, et cela m’a rendue furieuse. J’ai quitté mon travail, j’ai passé deux ans à faire des allers-retours à Washington : on m’a traitée avec condescendance, on m’a menti, on m’a baladée. Ce n’était pas mal intentionné, ils ne savaient juste pas quoi faire de moi. Je suis venue en France quelque temps après qu’un otage espagnol a été libéré, et j’ai été si jalouse de voir que les otages, ici, faisaient la Une de l’actualité. J’étais naïve, je pensais que si les otages étrangers rentraient, c’était peut-être que mon pays négociait en secret pour le retour des nôtres.
ELLE. Le FBI vous menace même de représailles…
D.F. Une personne nous a enfin dit la vérité : que le pays ne ferait rien pour secourir nos otages, qu’il ne demanderait pas l’intervention d’un pays tiers et qu’il nous poursuivrait si on essayait nous-mêmes de réunir la rançon demandée par les ravisseurs. C’est ce qu’on appelle une politique « virile » !
ELLE. Vous pensez que votre fils serait encore vivant aujourd’hui avec une autre politique ?
D.F. Non seulement je le crois, mais j’en suis sûre. Depuis que Jim a été tué, cent Américains détenus à travers le monde sont rentrés chez eux. Après la mort de Jim, l’opinion publique s’est indignée, des gens se sont mani- festés pour nous soutenir, pour nous encourager à nous réunir avec d’autres familles d’otages afin que notre voix pèse. Ça a été notre mission, avec la fon- dation, et si Jim était rentré, ça aurait été la sienne. D’ailleurs, c’est son œuvre.
La perception des journalistes dans la société américaine
ELLE. Aujourd’hui, Jim serait à Gaza ?
D.F. Sûrement, ou en Ukraine, en Afrique…
ELLE. Vous évoquez la froideur de Barack Obama, qui vous appelle deux jours après l’annonce officielle de la mort de Jim, deux minutes avant une partie de golf…
D.F. Il a fait ce qu’il a cru bon, personne n’est parfait. Mais Obama a réagi, après coup.
ELLE. Durant cette longue bataille, vous découvrez que l’Amérique sauve ses soldats, mais pas ses journalistes. Comment l’expliquez-vous ?
D.F. Aux États-Unis, beaucoup de métiers essentiels – journalistes, professeurs, politiques – sont dévalués. On tient nos libertés pour acquises, sans se rendre compte à quel point ces métiers en sont la clé. C’est vrai un peu partout dans le monde, mais particulièrement chez nous. C’est pour ça que j’aime tant travailler avec les étudiants en journalisme. Et puis, nos médias ont été envahis par un journalisme d’opinion qui a barbouillé l’information, dilué la vérité, creusé des divisions.
Les sentiments envers Donald Trump
ELLE. Quels sont vos sentiments à l’égard de Donald Trump, roi des fake news, et qui opère un retour en force ?
D.F. J’essaie de ne pas politiser mon combat, car nous avons besoin de travailler avec tout le monde. Je note que Trump a reconnu que le retour des nôtres, quand ils sont innocents, devait être une priorité. Ce qui n’était pas le cas d’Obama, aussi brillant soit-il, et j’ai voté pour lui, ainsi que Jim.
Le coût des procès des ravisseurs
ELLE. Vous racontez le procès d’un autre « Beatles » qui, lui, n’a pas plaidé coupable et qui a bénéficié de ce que la justice américaine peut offrir de meilleur : une défense 5 étoiles et un procès qui aurait coûté au bas mot 50 millions de dollars. Cela fait beaucoup de rançons !
D.F. Oui, d’autant que ce procès s’est déroulé en même temps que le procès Johnny Depp-Amber Heard, qui l’a complètement éclipsé. C’est à la fois tout à la gloire de l’Amérique, et un peu ironique. Aujourd’hui, nous apprenons à faire autrement.
Le pardon
ELLE. À la fin du livre, vous rencontrez à nouveau le bourreau de votre fils, pourquoi ?
D.F. J’étais heureuse de cette dernière rencontre, car c’était la plus authentique. Il était plus sincère sur ses remords.
ELLE. Vous allez jusqu’à lui serrer la main, vous lui avez pardonné ?
D.F. Il n’a jamais imploré mon pardon, mais une partie de moi lui a pardonné car il a été trompé et va en payer le prix. Toute cette histoire est tragique et triste, c’est pourquoi nous devons faire mieux.
L’image de Jim Foley
ELLE. Vous précisez n’avoir jamais vu la vidéo de l’exécution de Jim, juste une capture d’écran. Quelle image gardez-vous de lui ?
D.F. Je le vois à travers tous ces jeunes journalistes et ces étudiants que je croise, comme ce matin à l’American School of Paris. Et puis je vais vous montrer quelque chose [elle sort un marque-page de son sac à main avec la photo de son fils imprimée] : c’est ma photo préférée de Jim, elle a été prise lors de son dernier jour à la maison, il pleuvait, comme aujourd’hui à Paris, il était beau, il venait de fêter ses 39 ans. Je suis si fière de lui.
ELLE. Parler de lui, c’est le maintenir en vie ?
D.F. Oui, c’est à ça que servent les histoires et les livres, non ?
« American Mother », de Colum McCann, avec Diane Foley (éd. Belfond).